Description
ANNA Anna se tient là, debout, fière et pâle. Elle renifle un grand coup tout en chancelant. Un filet de morve strié de sang se fraye un chemin depuis sa narine droite, franchit la barrière des lèvres serrées et finit par goutter sur le sol. Quelques instants plus tôt, la fille aux cheveux noir corbeau, surnommée « la Noiraude », avait volé le bout de savon qu’Anna venait de payer. — Te mêle pas de ça ! avait aboyé la chef, poings serrés sur ses larges hanches, en direction d’une gamine qui s’approchait. Madame Theyssier était une véritable terreur. Montagne informe de chair et de plis de graisse au cou et aux poignets, elle secouait son énorme cul ou son opulente poitrine sous les yeux exorbités des hommes. Certains se détournaient sur son passage, surtout les plus jeunes qui redoutaient de se trouver acculés dans un recoin. « Je les dégrossis » disait-elle en avançant goulûment une large bouche peinte en rouge. Pour les filles, c’était différent. Les plus âgées criaient plus fort qu’elle et jouissaient ainsi d’une forme de tranquillité. Les femmes plus vulnérables tentaient tant bien que mal de ne pas attirer son attention. Malheureusement ce jour-là, ce n’était pas le cas d’Anna. GEORGES Le bruit des Chassepot couvre les voix, suivi du cliquetis des mitrailleuses que l’on nomme si bien les « tricoteuses » ; braquées sur la droite, elles criblent une colonne ennemie surgie comme par magie à l’orée d’un petit bois. Les hommes tombent tels des morceaux de sucre qui basculent sous une pichenette. Des « Vive la France » et « Vive l’Empereur » jaillissent des bouches béantes des soldats qui avancent au pas de gymnastique. Tout à coup, les mitrailleuses volent en éclats, mélange d’acier, de feu et de chairs humaines. En face, les canons Krups, chargés par la culasse, crachent des tonnes d’obus, des obus qui maintenant pleuvent dru comme grêle, hachent menu les arbres, trouent la terre, brisent toitures et murs, dans un vacarme incessant. En rampant, Georges se déplace latéralement vers une haie vive toute proche, pose ses coudes sur un muret de pierraille partiellement écroulé ; son Chassepot s’enraye. Mort, je suis mort ! Cette pensée fulgurante le foudroie, un violent haut-le-cœur le secoue ; il ne peut plus rien si ce n’est démonter son fusil, le remonter, le recharger à toute vitesse, en un réflexe de survie. Des débris de métal en fusion et de terre le recouvrent, des branches tombent sur sa tête, des feuilles volent. C’est là un effroyable concert, aux relents de poudre et de sang.
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