Description
7 décembre 1916
Il faut d’abord que je te parle de l’univers qui est le mien, que j’ai d’abord haï les premières années, et que maintenant, petit à petit, je me prends à aimer.
J’aimerais que tu partages un peu cette vie du désert, triste, monotone et souvent douloureuse. Évidemment, j’ai de la chance de ne pas être au front. Les copains du
16 ème spahi qui y sont partis sont presque tous morts. Oui, j’ai de la chance, mais moins qu’on pourrait le croire.
Le désert me dévore, à petit feu, et fait de moi un autre homme, tuant celui que j’étais avant.
Ma chance réside, peut-être, dans le fait que ce soit lentement, alors que mes camarades sont morts brutalement, déchiquetés par les obus allemands. Ici, bien que l’on parle
souvent de la guerre, on n’en a pas vraiment conscience. Pour avoir conscience de cette horreur, il faut revenir en France, comme moi cet été. Là, j’ai vu ce à quoi j’ai échappé, mais j’ai aussi réalisé ce que je suis maintenant.
Il est impossible pour toi de comprendre le décalage qui s’est creusé depuis dix ans,
entre mes amis de métropole et moi. Pour eux, les grandes idées que nous avions ont fructifié,
alors qu’elles se sont évanouies chez moi. Ceux que j’ai pu voir durant ma permission sont restés
des hommes distingués, cultivés, courtois, malgré la guerre. Il leur manque souvent un bras, une
jambe ou la moitié de la figure. Moi, je suis intact, mais je suis devenu sauvage, cruel, fermé. Le
désert a gommé ma personnalité pour m’en forger une autre. L’armée saharienne a été la
complice de cette métamorphose, comme un catalyseur ou une brosse à reluire, mais le désert en
est l’acteur principal.
Le Sahara a brûlé l’homme que j’étais.
Le désert, tel que vous vous l’imaginez en France, à travers les livres ou les journaux,
est une image d’Épinal, une chimère, une rêverie, un mirage…
Certes, il y a des oasis vertes, mais elles abritent aussi des tribus rebelles. Certes, il a
des canyons frais où poussent les lauriers roses, mais on s’y fait trancher la gorge quand on s’y
endort. Certes, il y a des puits le long des pistes, mais ils sont comblés par les vents de sable.
Certes, il y a des paysages sublimes, mais au prix de traversées accablantes. Ce que ne décrivent
pas vos journaux, ce sont les marches interminables dans le fech-fech1, à côté du chameau. Ils ne
vous parlent pas des vipères, des scorpions, de la chaleur qui nous consume, des vents de sable
qui nous sucent jusqu’à l’os. Ils ne vous disent rien de la solitude qui tue plus sûrement que les
attaques des rebelles. Rien sur les contre-rezzous 2 durant lesquels on massacre hommes, femmes,
enfants, vieillards, sans distinction, on brûle leurs tentes, on viole leurs épouses, on confisque
leurs chameaux, on mange leur blé et leurs chèvres. Rien sur l’absinthe qu’on avale après, pour
oublier, et qui noie tout. Rien sur l’ennui qui nous anéantit. On ne vous parle que de conquêtes,
de pacification, de voies ouvertes à la civilisation, de missions catholiques.
1
Fech-fech : sable mou dans lequel la marche est très pénible.
2
Contre-rezzous
: lorsqu’un rezzou, lancé par une tribu dissidente, pillait un campement d’une tribu alliée, une colonne
de 25 à 50 méharistes partait pour une expédition punitive, dont le but était de mâter les rebelles par les armes. La plus
mémorable de ces expéditions fut celle du lieutenant Cottenest qui en 1903 écrasa dans le sang le campement de Tit.
Ces contre-rezzous ont continué jusqu’en 1930, donnant lieu à des récits épiques (cf
: l’escadron blanc de Joseph Peyré)
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