Description
EXTRAITS DU LIVRE
Je suis un livre. Chacun de nous est un livre. On en écrit chaque jour une page. Chaque seconde, on trace des lettres qui s’allient entre elles pour former des mots, des phrases – indélébiles. On n’arrête pas d’écrire, mais on ne le sait pas. On ne sait pas que vivre, c’est écrire un livre dont on est à la fois l’auteur et le héros. On trempe sa plume dans l’encrier de nos veines, et d’un sang rouge et noir, pulsé au rythme des battements de notre cœur, on entaille la tendresse de notre chair. Peau tendue, translucide ; peau lacérée d’un verbe incarné.
Je ne savais pas que j’étais un livre. Je n’en ai pris conscience que lorsque j’ai entrepris de relire ma vie. C’est là que j’ai vu que j’étais un livre, à ouvrir, à décoder, à interpréter et même à chantonner avec douceur et gravité, presque religieusement, comme on le ferait d’un livre saint. J’ai pensé, combien d’entre nous quittent cette terre sans avoir ouvert leur livre, sans l’avoir donné à lire ? J’ai pleuré sur ces recueils à jamais muets, ensevelis sous la terre de nos cimetières. J’ai pleuré sur ces gens qui ont cru que leur histoire n’était pas assez intéressante pour être, sinon écrite, du moins racontée. Il ne reste plus d’eux que leur nom et deux dates gravées sur une pierre grise, et le grand silence de cet entre-deux. J’ai secoué la tête me disant qu’il était impossible que ces gens aient pu briser tout à fait le maillon de la chaîne ; ils avaient forcément laissé échapper un mot, une anecdote, un sourire ou une larme, un peu de leur chair à leurs enfants, petits-enfants ou amis, et leur mémoire voyage certainement dans d’autres mémoires où ils demeurent à jamais vivants, et cela m’a été une consolation.
Je suis un livre dont j’ai commencé de tourner les pages…
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On m’a pris mes enfants.
C’était il y a quinze ans, c’était il y a une éternité, c’était hier. J’avais sept enfants, ils étaient ma couronne.
Aujourd’hui est un jour d’ivresse noir. Je suis ivre du vin frelaté d’un passé douloureux dont les effluves empoisonnés embrument mon cerveau, j’étouffe ! J’expulse violemment à plusieurs reprises, tel un coureur de fond, cet air vicié jusqu’à en avoir le vertige.
Ils sont grands, maintenant, mes enfants, et chacun a sa vie. Ils vont bien. Je me suis réconciliée avec chacun d’eux, on se voit, on se parle, on s’aime. Mais c’est comme ça, je n’y peux rien, tout à coup ça me prend, je suis comme happée, et je tombe dans le puits sans fond d’une détresse qui n’a pas de nom. Je n’en finis pas de tomber. Mes enfants savent et ils sont désolés pour moi. Désolés. Pour eux, c’est si loin, ils ne comprennent pas. Mais c’est normal, il ne s’agit que d’un épisode de leur existence, mais pour moi, il s’agit de ma maison. Détruite ! Eux, ils n’ont pas encore bâti la leur, investi tout leur être, déployé toutes leurs forces dans une construction.
Je relis les notes que j’avais prises à l’époque pour faire mémoire, pour ne pas devenir folle ; et je ris, d’un rire sans joie. Je les avais données à lire à mes amies. Elles les avaient trouvées insupportables et crié grâce ! Sans comprendre leur malaise, je n’avais pourtant rien inventé, me contentant de raconter ce qui m’arrivait au jour le jour, sans rien ajouter, sans rien oublier, je les avais alors rangées dans un tiroir.
Si je ris aujourd’hui, c’est parce qu’elles avaient raison, et je sais à présent pourquoi. Il n’y avait pas assez de recul, de respiration. C’était étouffant et ça puait. Ça puait la réalité brute, celle insupportable qui griffe et qui blesse, celle à qui il manque un conteur pour la rendre audible. Au son de sa voix, triste, gaie ou monocorde, le cœur s’ouvre. Il manquait aussi le commentaire qui accroche la lumière à la mèche de la bougie, et on peut visiter sans crainte les pièces les plus obscures. Et aussi une musique, comme celle qui accompagne tous les films au cinéma. À côté de mon gros cahier noir, en ouvrir un autre, de solfège, et dessiner des notes, noires, blanches et les silences et les altérations avec cette si jolie clef de sol. Il me faut, à l’écoute de mon corps devenu tour à tour harpe, violon, tambour ou piano, tout réécrire sur la page, comme dans ma chair, pour enfin en conscience, consentir à ce qui a été vécu et l’offrir en « odeur agréable » à Celui qui est Un et en qui tous nous sommes.
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Aujourd’hui, j’ai posé le stylo, repoussé le cahier, impossible de poursuivre. Je broie du noir à nouveau et la caresse du soleil sur mon visage n’y changera rien. Je suis remontée dans le manège infernal de mon passé. J’aimerais lui tirer ma révérence une fois pour toutes, et aller de l’avant sans me retourner. J’ai essayé des centaines de fois, mais toujours il me rattrape, se colle à moi, s’insinue dans tous les pores de ma peau et ce n’est plus moi qui respire, c’est lui ! Je voudrais, délivrée de son poids, légère, m’envoler au gré du vent, je voudrais n’avoir aucun poids, même pas celui d’une plume ! Ma fille, ma quatrième, m’a téléphoné pour prendre de mes nouvelles. Elle habite en Israël et m’appelle régulièrement une fois par semaine. On se confie l’une à l’autre, on se comprend bien. Je lui ai dit que ça m’avait repris, mon mal-être.
— Moi je la trouve bien ta vie, Maman. Avoir ta vie, c’est comme avoir dix vies, c’est super !
— J’ai divorcé à quarante ans, on m’a pris mes enfants, mes amis et ma communauté m’ont rejetée, et pour couronner le tout, je souffre d’une maladie invalidante hyper douloureuse. J’ai cinquante-huit ans et je suis seule ! C’est super, tu crois ?
J’ai ri, on a ri.
— Maman, c’est ta richesse que j’envie, ta force. Donne-moi la main, Maman, et viens, on tourne, on fait la toupie, on tourne de plus en plus vite, jusqu’à devenir invisible, jusqu’à devenir lumière !
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